IA Quantique - Partie 2 - Faites vos jeux !
La notion de bits – L’analogie avec une pièce de monnaie
Pour comprendre les raisons pour lesquelles les calculs sont potentiellement bien plus rapides dans un ordinateur quantique, il faut déjà se remémorer le fonctionnement général des ordinateurs classiques. Ils utilisent des bits pour coder l’information. Ces derniers sont réalisés au moyen de circuits électroniques de sorte à ce que, lorsque le courant passe dans le circuit, on dit que le bit vaut 1, sinon le bit vaut 0. On peut également utiliser la tension électrique plutôt que le courant, la démarche restera la même. Et pour faire des calculs de base, via la création de portes logiques (les fameuses conditions “ET”, “OU”, “NON”, etc.), on utilise typiquement des transistors qui agissent comme un interrupteur conditionnel : lorsque l’électrode dite “base” est alimentée en tension, elle laisse passer le courant entre les deux autres électrodes.
Pour la suite de cet article, on imaginera qu’un bit est matérialisé par une pièce de monnaie. Lorsque celle-ci est posée sur pile, on peut dire qu’elle code la valeur 1, et quand celle-ci est posée sur face, elle code la valeur 0. Il y a beaucoup d’autres analogies possibles (une ampoule qui s’allume, une porte qui s’ouvre, etc.) mais la pièce de monnaie à l’avantage, selon moi, d’illustrer plus simplement certains phénomènes quantiques que nous verrons plus loin.
Digression technique
Une pièce de monnaie a en effet l’avantage de permettre de “visualiser” les rotations et projections d’un état quantique pur sur la sphère de Bloch. Dans cette représentation, les côtés pile et face d’une pièce de monnaie sont analogues aux spins d’un électron (spin haut ↑ et spin bas ↓).
Dans ce cadre, le transistor que l’on a évoqué précédemment peut tout simplement être vu comme un distributeur de boissons. S’il n’est pas alimenté en électricité, votre pièce de monnaie ne vous sera d’aucune utilité car il ne pourra pas rejoindre le réservoir de pièces.
A présent, supposons que l’on puisse rétrécir la taille de la pièce jusqu’à l’échelle de l’atome. A ce moment-là, la pièce aurait un comportement comparable à certaines particules et ne pourrait plus être décrite par la mécanique usuelle, celle des objets de notre quotidien. Notre pièce quantique symbolise alors un bit quantique (plus communément appelé “qubit”) et de nombreux phénomènes entrent désormais en jeu. Je ne vais exposer ici que les plus importants d’entre eux dans le cadre de cet article.
Le phénomène de superposition
D’un point de vue quantique, si un objet présente deux états possibles alors toute combinaison de ces états est un état licite. Ce phénomène est souvent illustré par le paradoxe du chat mort et vivant de Shrödinger [1].
Pour reprendre l’exemple de la pièce quantique, comme celle-ci a en principe deux états possibles au repos (pile ou face) alors elle peut tout aussi bien être simultanément sur le côté pile et face. On pourrait imaginer pour simplifier que la pièce est “sur la tranche” (en vrai, c’est plus compliqué que cela, mais ce n’est pas dramatique). Mathématiquement, être sur la tranche est une combinaison linéaire à coefficients complexes de Pile et Face.
Digression technique
Certains se demanderont ce que viennent faire les racines carrées de ½ ici. Bien qu’ils n’aient aucune utilité pédagogique dans le cadre de cet exemple, ces coefficients sont nécessaires car ils incarnent des probabilités lorsqu’ils sont élevés au carré. Le coefficient devant pile (respectivement face) est l’amplitude de probabilité de “voir” la pièce du côté pile (respectivement face) lorsqu’elle s’effondre sur le côté. Une amplitude doit juste être élevée au carré pour obtenir une probabilité.
Mieux encore, une amplitude peut être négative, voire complexe (dans ce cas, on prend la norme au carré pour récupérer la probabilité). Que signifie avoir des amplitudes négatives (voire complexes) ? Il s’agit tout simplement d’une rotation autour de l’axe vertical. Par exemple, -1 (= exp(i.Pi)) est une rotation de la pièce de 180°.
Conclusion : les qubits sont des combinaisons complexes de 0 et de 1. Par analogie, une pièce quantique peut se trouver du côté pile et face simultanément, en se mettant sur la tranche.
La réduction du paquet d’ondes
Dans le monde macroscopique, lorsque l’on met une pièce sur la tranche, la moindre perturbation (secousse, éternuement…) la fait tomber du côté pile ou face, avec généralement une probabilité de 50% pour chaque côté. A l’échelle quantique, c’est encore plus sensible. A tel point qu’il est en fait impossible de “voir” la pièce sur la tranche car la simple lumière perturbe la pièce et la fait tomber aussitôt. Pour que la pièce soit sur la tranche, il faut la mettre dans une boîte noire parfaitement hermétique, sans aucune interaction avec vous ni avec l’environnement dans lequel vous êtes. Dans ces conditions strictes, la pièce évoluera spontanément sur la tranche, voire sur des tranches “inclinées” (qui défieraient les lois de la gravité à notre échelle, mais passons). En revanche, dès que vous ouvrirez la boîte, instantanément, la pièce s’effondrera sur pile ou sur face, avec des probabilités de 50/50… voire des probabilités non symétriques selon l’inclinaison sur laquelle elle se trouvait juste avant l’ouverture. Ce phénomène s’appelle la réduction du paquet d’ondes, aussi connue sous le nom d’effondrement de la fonction d’onde (j’ai personnellement une préférence pour cette dernière appellation dans la mesure où on y ressent davantage la très grande instabilité du système ainsi que l’idée d’un effondrement des réalités possibles [2] sur la réalité observée).
Conclusion : pour que la pièce quantique soit sur la tranche, il ne faut ni la regarder, ni interagir avec. Même si la pièce peut être sur la tranche, il est impossible de la “voir” dans un tel état ; on ne peut la voir que posée sur le côté pile ou face, après s’être effondrée.
Le phénomène d’intrication
Voilà un phénomène qui fait couler beaucoup d’encre et alimente bien des délires à en juger certains articles. L’intrication est un phénomène qui concerne non pas une mais deux pièces de monnaie quantiques (ou plus) et qui stipule que, si vos deux pièces ont été créées dans des conditions bien particulières, alors leurs destins respectifs sont liés. Par exemple, si vous collez deux pièces sur leur tranche (à l’image de pièces siamoises), elles deviennent solidaires. On peut dire ici que nos pièces sont “intriquées”.
Si l’une est du côté pile, l’autre est nécessairement du côté face. Lorsque vous jouez à pile ou face avec cet ensemble de deux pièces collées, les deux pièces retombent forcément sur des côtés opposés (l’une sur pile, l’autre sur face). Mais là où cela devient curieux, c’est que leur osmose va persévérer même si on les éloigne. Imaginons que l’on détache finalement les deux pièces et que l’on enferme celle de droite dans une boîte noire isolée.
Supposons à présent que l’on joue à pile ou face avec la pièce de gauche. Dans cette configuration, si la pièce de gauche retombe sur pile, alors en ouvrant la boîte noire, la pièce de droite sera sur face… et réciproquement ! Et cela sans que personne n’ait touché la pièce de droite !
L’intrication a fasciné de nombreux auteurs, scientifiques ou non. Comme l’action de la pièce de gauche sur celle de droite est instantanée, indépendamment de la distance séparant les deux pièces, certains y ont vu une manière de faire de la téléportation d’information, voire des voyages dans le temps. Rassurez-vous, ceci est plutôt inexact. Aucune information au sens strict ne peut se téléporter (i.e. voyager plus vite que la lumière). En effet, l’action entre les deux pièces a beau être immédiate, on ne connaît jamais à l’avance le résultat d’un pile ou face. Donc le résultat de l’autre pièce (dans la boîte noire), ne peut pas être transmis en avance de phase à quelqu’un d’autre… son résultat changera au dernier moment, à la fin du pile ou face.
Digression technique
De même, ceux qui espèrent pouvoir utiliser ce phénomène pour toucher aux limites de la causalité simplifient le problème. Une étude de 2012 (E. Megidish, et al. [3]) indique que deux photons peuvent être intriqués même s’ils n’ont jamais coexisté dans le temps. Ceci est rendu possible dans le dispositif de l’étude en utilisant quatre photons et en procédant à un transfert d’intrication entre deux d’entre eux. Le problème ici est une interprétation de la temporalité des événements qui, à mon sens, relève davantage de la relativité restreinte que de la mécanique quantique. Plutôt que d’intrication temporelle, cela me semblerait plus correct de parler d’intrication héritée ou échangée dans le temps.
Un premier exemple d’algorithme quantique : algorithme de Deutsch-Jozsa restreint
Maintenant que vous savez cela, il est temps de comprendre physiquement pourquoi certains calculs quantiques sont plus efficaces que leurs homologues classiques. Pour ce faire, jouons à un jeu de déduction. Vous disposez d’une pièce de monnaie (un bit d’information). Face à vous se tient un magicien qui dispose de deux cartes (d’un jeu traditionnel) faces cachées, notées “P” et “F” (pour faire référence aux côtés “Pile” et “Face” de la pièce dont vous disposez). Les cartes du magicien agissent sur votre pièce de monnaie selon le côté sur laquelle elle se trouve. Le but du jeu est de savoir si les cartes du magicien sont de même couleur ou non.
Pour ce faire, vous allez pouvoir l’interroger avec votre pièce. Vous pouvez lui présenter votre pièce du côté pile ou du côté face. Si la pièce est du côté pile, le magicien utilise sa carte P ainsi :
- Si la carte P est rouge, il retourne votre pièce côté face
- Si la carte P est noire, il ne fait rien, il laisse la pièce côté pile
De même, lorsque vous lui présentez la pièce côté face, le magicien utilisera alors sa carte F :
- Si la carte F est rouge, il retourne votre pièce côté pile
- Si la carte F est noire, il ne fait rien, il laisse la pièce côté face
La chose importante est que, dans tous les cas, le magicien doit vous rendre votre pièce du côté pile ou face, selon la couleur de la carte correspondante.
Avec une pièce classique, la résolution du problème est assez intuitive. Vous lui présentez la pièce sur pile ; le magicien agit dessus avec sa carte P : s’il la retourne, alors vous savez que la carte est rouge… sinon elle est noire. Puis vous recommencez avec la pièce côté face. Si le magicien la retourne, alors sa carte F est rouge, sinon elle est noire. En présentant la pièce deux fois de suite (une fois sur pile, une fois sur face), vous avez donc la réponse à tous les coups. Vous avez effectué deux opérations pour y arriver (vous avez présenté deux fois la pièce au magicien).
Que se passe-t-il si l’on opte désormais pour une pièce quantique ? Dans ce cas de figure, vous êtes exceptionnellement autorisé à lui présenter la pièce… sur la tranche ! Problème : la pièce va s’effondrer aussitôt sur pile ou face. Souvenez-vous, dans le paragraphe de la réduction du paquet d’ondes, pour qu’une pièce reste sur la tranche, il ne faut pas la manipuler mais la laisser tranquillement dans une boîte noire. En fait, il y a un autre phénomène qui prolonge la réduction du paquet d’ondes et qui permet une petite flexibilité : c’est le phénomène de décohérence quantique. Grâce à celui-ci, on comprend qu’il est quand même possible de manipuler une pièce quantique mais seulement pendant une très courte période (généralement de l’ordre de quelques microsecondes voire millisecondes pour les meilleurs ordinateurs quantiques). Passé ce délai, la pièce est condamnée à s’effondrer sur un état classique : pile ou face. Dans le cadre du problème, on va supposer que le magicien a des pouvoirs qui lui permettent de travailler suffisamment longtemps sur la pièce avant qu’elle ne s’effondre sur pile ou face.
Revenons à notre jeu. Comment le magicien va-t-il utiliser ses cartes si vous lui présentez une pièce quantique sur la tranche ? En fait, lui présenter une pièce sur la tranche signifie que vous lui montrez simultanément les côtés pile et face. Dans ce cas, le magicien se voit contraint d’utiliser ses deux cartes simultanément : si la carte P (ou F) est rouge, il retourne la pièce ; sinon il ne fait rien. Mais que signifie retourner la pièce quand celle-ci est sur la tranche ? Rien de plus simple (si l’on puit dire…), la pièce effectue une rotation de 180° autour de l’axe vertical, comme une toupie.
Ensuite, le magicien doit vous rendre la pièce. Mais n’oubliez pas, si vous regardez la pièce, celle-ci s’effondre instantanément sur pile ou face (avec une probabilité de 50/50). Du coup, pour éviter le hasard, vous pouvez demander au magicien de faire systématiquement tomber la pièce sur la droite avant de vous la rendre.
Eh bien nous y voilà, avec ce dispositif, vous pouvez savoir, avec une seule présentation de la pièce (une seule mesure), si les cartes sont de même couleur ou non. En effet, si le magicien vous rend la pièce sur pile, alors les cartes ont des couleurs différentes, et s’il vous la rend sur face, alors les cartes ont même couleur. Pas convaincu ? Voyons les résultats dans le détail :
On a donc fait un seul calcul au lieu de deux (on a présenté qu’une seule fois la pièce au magicien). La belle affaire, tout ça pour ça ! Okay, cet exemple élémentaire ne montre pas de réelle révolution. Mais dans le cas général de cet algorithme, vous n’êtes pas limité, vous pouvez jouer par exemple avec 10 pièces de monnaie. Dans ce cas, le magicien aura 1024 cartes à jouer qui agiront sur toutes les combinaisons possibles de pile et de face. Dans ce jeu là, soit toutes les cartes du magicien sont de la même couleur, soit la moitié est rouge et l’autre moitié noire. Le problème reste de savoir dans quel cas de figure on se trouve. Avec des pièces classiques, vous devrez faire entre 2 et 513 tentatives pour savoir si son jeu de cartes contient autant de rouge que de noir. Avec des pièces quantiques, il ne vous faudra qu’une seule tentative car vous présenterez vos 10 pièces sur la tranche… Là, ça devient plus intéressant en termes d’accélération.
L’algorithme présenté ici n’a aucune utilité pratique même s’il montre grossièrement la manière dont la pièce quantique permet de combiner les informations pile et face pour réduire le nombre d’opérations et donc gagner du temps. Mais pour les algorithmes plus sophistiqués (ex : recuit simulé quantique, algorithmes de Shor, Grover, Harrow-Hassidim-Lloyd), les cas d’usage sont bien réels : (dé-)chiffrement des données sensibles, recherche dans une base non triée, optimisation d’une grandeur, prévisions météorologiques, simulation de molécules pour la R&D pharmaceutique, etc.
En synthèse, l’informatique quantique s’appuie sur la superposition des états et l’intrication des qubits pour paralléliser “intrinsèquement” les calculs (sans avoir à répartir les traitements sur des machines différentes). Elle intègre par ailleurs les notions de temps de décohérence et d’effondrement de la fonction d’onde qui sont nécessaires pour passer d’une opération quantique à une mesure réelle et utile ! Toute la complexité pour nos codeurs et physiciens est donc d’identifier les algorithmes (et plus spécifiquement certains calculs, voir le premier article sur l’IA quantique [4]) dont le formalisme peut être adapté pour introduire les phénomènes quantiques susmentionnés afin de bénéficier d’une accélération du temps de traitement. Enfin, il convient de garder en tête que les bénéfices du calcul quantique ne s’appliquent pas à tous les algorithmes et que le gain de performance n’est pas toujours significatif comparativement à un calcul sur ordinateur classique. D’autant qu’à l’heure actuelle, nous ne disposons pas de véritable ordinateur quantique stable qui soit commercialisé auprès des entreprises. Mais les choses devraient rapidement évoluer, lorsque des cas d’usage quantiques à fort ROI émergeront au sein des entreprises.
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Cet article fait partie d’une chronique dédiée à l’IA quantique. Retrouvez tous les posts du même thème :
Partie 1 – En finir avec l’impuissance !
Partie 2 – Faites vos jeux !
Partie 3 – Le soulèvement des IA
A. Augey
Publication relayée sur le blog de Saagie : https://www.saagie.com/fr/blog/lia-quantique-partie-2-faites-vos-jeux/